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Jean-Denis Vigne : la science pour relever les défis

Jean-Denis Vigne : la science pour relever les défis

Le 19/04/2023

Ce que vous avez retenu de vos cours de SVT est dépassé. Les dinosaures existent encore, le propre de l’humain pourrait bien être le chant, et la crise climatique arrive dix mille fois plus vite que l’extinction au Crétacé. Voilà ce qu’on apprend des dernières découvertes de la décennie dans La terre, le vivant, les humains. Rencontre avec le codirecteur de ce livre, l’archéologue Jean-Denis Vigne.

Ce que vous avez retenu de vos cours de SVT est dépassé. Les dinosaures existent encore, le propre de l’humain pourrait bien être le chant, et la crise climatique arrive dix mille fois plus vite que l’extinction au Crétacé. Voilà ce qu’on apprend des dernières découvertes de la décennie dans La terre, le vivant, les humains. Rencontre avec le codirecteur de ce livre, l’archéologue Jean-Denis Vigne.

Propos recueillis par Gaïa Mugler

Vignette Actu - Interview Jean-Denis Vigne : la science pour relever les défisVignette Actu - Interview Jean-Denis Vigne : la science pour relever les défis

©Simon Cassanas

Pourquoi cet ouvrage ?

Tous les contributeurs sont chercheurs au Muséum national d’histoire naturelle. Le grand public n’imagine pas que des centaines de scientifiques y font tous les jours des découvertes qui sont utiles pour la société. Or, c’est notre mission même que d’informer nos concitoyens, a fortiori dans le contexte actuel de défi climatique et social. On a donc sélectionné des présentations de résultats de recherche courtes, drôles ou étonnantes, déconstruisant des idées reçues. Ces savoirs nous aident à nous positionner en tant qu’humains, citoyens, et peuvent aider à relever les défis que nous rencontrons.

Les humains sont-ils les seuls êtres à vouloir parfois « ne rien faire » ?

Depuis la cellule la plus élémentaire jusqu’à la baleine, n’importe quelle bestiole ou plante passe la plus grande partie de son temps à ne rien faire. Plus précisément, le temps d’activité d’une plante ou d’un animal – si l’on exclut le métabolisme de base – est faible. Aujourd’hui, on veut tout optimiser, ne pas perdre de temps. Comme si la vie supposait de remplir chaque seconde d’une activité productive. Mais la « nature », pour peu qu’elle existe, n’a pas cette notion ! Le rendement de la photosynthèse, par exemple, c’est moins de 20 %. La planète fonctionne avec des mégatonnes de plantes qui passent leur temps à ne rien faire !

Par ailleurs, quand on prend deux heures pour « ne rien faire », notre cerveau fonctionne, ne serait-ce que pour se régénérer, comme quand on dort. Le voyage virtuel qu’on fait quand on ne fait prétendument « rien » est essentiel. On est constamment sur une fonction du cérébral utile*. Ce voyage dans l’invisible n’est pas valorisé dans nos civilisations occidentales. Mais en Sibérie, en Asie centrale, en Amazonie, ce temps-là est valorisé, et il l’a été un peu partout par le passé. C’est le temps du chaman, ou le temps passé en famille, à écouter ou faire de la musique, observer : des choses jugées inutiles par nos civilisations dites modernes.

D’après votre livre, beaucoup des critères habituels pour différencier l’humain du reste du vivant seraient obsolètes. Pourquoi ?

Parce qu’on a fait de nouvelles découvertes ! On a longtemps considéré que la fabrication d’outils était le propre de l’humain. Mais il y a un continuum car de nombreuses espèces de vertébrés fabriquent ou utilisent des outils. Ce sont les découvertes de l’éthologie de la fin du XXe siècle. On a vu aussi que certains groupes de singes se différenciaient les uns des autres par des comportements techniques ou sociaux ; ils utilisent des outils de manières différentes dans un contexte socialisé et transmettent ces particularités à leurs petits. Cela s’appelle une culture ! La culture cesse donc aussi d’être le propre de l’humain. Le chapitre de l’ethnomusicologue Sylvie Le Bomin sur le chant et la musique est à ce titre très intéressant. Pratiquement tous les animaux produisent des sons, mais seul l’humain produit un chant socialisé, construit, codifié. La pratique artistique est très humaine. Il semblerait que ce soit là une des caractéristiques propres à l’humain.

La limite entre l’humain et l’animal est donc plus ténue que ce qu’on pensait… Ce serait moins une limite qu’une gradation, mais ce qui pourrait le différencier serait l’art ?

Oui, la pratique artistique est la matérialisation d’une vie dans l’invisible. Le temps où on ne fait « rien », toute cette vie psychique caractérise l’humain. D’autres animaux ont sans doute aussi un imaginaire, mais il ne se matérialise pas dans des pratiques socialisées aussi élaborées que les nôtres.

Photo d'illustration - Jean-Denis Vigne descend la carrièrePhoto d'illustration - Jean-Denis Vigne descend la carrière

Des fouilles archéologiques à l’analyse de données en labo, un regard par-delà les siècles et les millénaires pour comprendre la vie sur terre et ses interrelations. ©Jean-Denis Vigne

Qu’apprend-on de l’histoire naturelle sur la capacité du vivant à s’adapter à la crise climatique ?

L’étude des grandes extinctions et des grands changements climatiques – c’est presque toujours lié – est très importante. On parle de sixième extinction car on en distingue cinq grandes, mais il y a eu des dizaines de vagues d’extinction dans l’histoire de la vie sur Terre. La paléontologie, la biologie, les techniques modernes comme la biogéochimie permettent de reconstituer siècle après siècle les changements climatiques et leurs conséquences sur la vie et la résilience de cette dernière. De très nombreuses lignées d’espèces disparaissent quand le changement est trop rapide, comme à la fin du Crétacé qui a vu l’extinction des dinosaures. Et pour celles qui survivent, plus rien n’est pareil : il est frappant de réaliser que les oiseaux d’aujourd’hui sont tout ce qu’il reste des dinosaures !

Ce qui est préoccupant, c’est que la vitesse du changement que nous vivons aujourd’hui est inédite à la surface du globe. En moins d’un siècle, on a déjà vécu un changement qui est l’équivalent d’un quart d’un changement qui s’est déroulé par le passé sur 2 ou 3 millions d’années au Crétacé. Donc il y a lieu d’agir vite et fort. On se situe plutôt au début du processus, mais s’il continue de se développer à ce rythme, il est certain que la biosphère sera incapable de s’adapter : ce qui se profile est un changement sur trois ou quatre générations, soit deux cents ou trois cents ans, là où le changement de la fin du Crétacé s’est déroulé sur des millions d’années. Il est donc crucial de contrôler le changement climatique et de protéger la biodiversité. C’est une tâche immense. Il n’est pas question en disant ça de décourager tout le monde. Il est question de faire prendre conscience que là, il faut vraiment agir.

Que pensez-vous de l’engagement des scientifiques ?

Il importe d’abord de distinguer opinion et fait scientifique. Pour nous scientifiques, l’alerte est un devoir. Nous avons un rôle d’observateur et de lanceur d’alerte. Mais nous ne sommes pas là pour décider de ce que la société doit faire. L’action, de protection par exemple, doit être menée par la société civile entière. Sur des critères scientifiques, mais pas uniquement. Le mouflon corse, par exemple, n’est pas tant protégé pour son patrimoine génétique, assez pauvre au regard de l’histoire de son ensauvagement, que pour sa valeur patrimoniale culturelle.

Photo d'illustration - Jea-Denis Vigne fouille archéologiquePhoto d'illustration - Jea-Denis Vigne fouille archéologique

Vous sentez-vous écouté en tant que scientifique ?

Oui, mais je suis un peu désespéré de voir le manque de moyens et les réformes de l’enseignement public qui dévaluent les formations. L’une des conséquences ? Nos cadres politiques n’ont en général pas fait d’études scientifiques. Comment peuvent-ils comprendre ce qui se joue dans un laboratoire ou à l’université ? On ne se donne pas les moyens d’avoir la science qu’il faut pour relever les défis qui se profilent. Et la privatisation de la recherche est une dérive qui n’est pas raisonnable, car c’est la responsabilité de l’État que d’assurer la recherche tout en échappant le mieux possible aux jeux d’intérêt. 

Dans le numéro 128 de Culture Bio, vous dites qu’il importe de distinguer opinion et fait scientifique. Quelle est la différence entre les deux ?

Très schématiquement, le fait scientifique est fondé sur une méthodologie assez précise pour qu’on puisse reproduire l’expérience et en vérifier la validité. L’opinion est une conviction certes a priori respectable – si tant est qu’elle ne porte préjudice à personne –, mais elle n’appartient qu’à celui qui la profère. Elle est « débattable », mais invérifiable. Le fait scientifique permet de former une opinion, voire une opinion critique. La science donne des repères.

L’histoire naturelle a-t-elle apporté des changements d’optique ces dernières décennies ?

L’avènement des sciences ouvertes est un gros changement, cette manière de faire de la science dans la société, la mise à disposition des données, mais aussi les sciences participatives. Il y a aussi beaucoup de concepts qui ont évolué, ou qui sont apparus, comme le bien-être animal ou, dans mon domaine, l’histoire de la domestication. Loin d’être une mise en esclavage des animaux par l’humain, cette dernière consiste en un rapprochement entre espèces qui s’intensifie dans une relation de bénéfices réciproques, certes pas forcément égalitaire.

Peut-on dire que les sciences participatives sont des sciences « qui comptent sur les données chiffrées remontées bénévolement par le grand public grâce à une observation méthodique » ?

Oui, mais il faut y ajouter la notion de contrepartie, sans quoi c’est juste de l’exploitation du citoyen ! Par déontologie, les participants doivent tirer un bénéfice de leur participation : de la connaissance, un apprentissage, parfois un apport à la construction de la problématique de recherche, et surtout, un jeu social. Les gens échangent sur une plateforme participative – qui est une sorte de réseau social –, avec un objectif et un protocole communs. Surtout, il y a dans ces espaces un potentiel de correction réciproque qui n’existe pas dans un groupe de scientifiques. De fait, les données issues des sciences participatives sont de meilleure qualité que celles produites par les seuls scientifiques. À l’opposé des « big data », ce sont des « quality data ».

C’est aussi une façon de faire comprendre que malgré certains mésusages, la science n’est pas infaillible et, surtout, qu’elle n’est en elle-même ni bonne ni mauvaise. Elle est un moyen et, surtout, un lieu de rencontre de l’esprit humain.

Photo d'illustration - Portrait Jean-Denis Vigne ©Simon CassanasPhoto d'illustration - Portrait Jean-Denis Vigne ©Simon Cassanas

Bio Express

1954 : Naissance de Jean-Denis Vigne, archéologue, spécialiste des interactions entre sociétés préhistoriques et biodiversité animale. Il a travaillé à l’échelle nationale, européenne et internationale en Méditerranée, en Asie centrale et en Chine.

2017 à 2021 : Directeur de la recherche, de l’expertise, de la valorisation et de l’enseignement du Muséum national d’histoire naturelle (MNHN).

2022 : Directeur de recherche émérite au CNRS et chargé de mission par le MNHN pour le PNDB* et les sciences participatives.
Il codirige avec Bruno David le livre La terre, le vivant, les humains (Éd. La Découverte).

* Pôle national de données de biodiversité

Photo d'illustration - Jean-Denis Vigne dans carrièrePhoto d'illustration - Jean-Denis Vigne dans carrière

Si vous étiez...


Un animal disparu ?
Un grand cerf mégacéros, espèce du Pléistocène.

Un végétal ?
Un cep de vigne, généreux en grappes juteuses et producteur de bons crus.

Une technique ou progrès de la protohistoire ?
Mal connue, la navigation préhistorique me fascine.

Un plat d’aujourd’hui ou d’antan ?
Un plateau de fromages, pour la richesse de ses arômes et pour les techniques d’élevage et de transformation du lait.

Une pièce muséale ?
L’ours de Pompon, j’admire son épure sculptée.

Une boisson ?
L’eau fraîche bue sur une fouille à Chypre, quand le soleil commence à brûler.

 

 

Participer à un projet de sciences participatives

 

Article extrait du n°128 de CULTURE BIO, le mag de Biocoop, distribué gratuitement dans les magasins du réseau, dans la limite des stocks disponibles.

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